Texte lu durant la rencontre Exils et camps, organisée par les Non-Lieux de l’Exil
4 mai 2016

407 camps

1. D’un monde à l’autre

En 2012, quelques mois avant les 10 ans de la fermeture du camp de Sangatte, j’ai commencé une série de photographies intitulée D’un monde à l’autre, qui résulte de l’arpentage de Calais et ses environs. La couverture médiatique de ce problème social n’avait à cette époque pas l’envergure qu’elle a aujourd’hui.Il était alors important pour moi de voir et de comprendre le dispositif mis en place à la frontière maisaussi d’analyser les lieux de vies à ciel ouvert des clandestins. En 2012, aucune jungle n’existait réellement et Calais était alors une ville-camp dans laquelle des groupes épars de migrants évoluaient.

De cet arpentage de la côte résulte une série de 18 photographies qui se focalisent sur le territoire de Calais et ses infrastructures portuaires. Dans ce travail, Calais apparaît non comme une ville, mais comme une zone de transit accueillant et triant différents flux. Je voulais ainsi mettre en exergue et en tension dans l’image la mouvance du voyageur et la situation statique du clandestin. Le paysage dans cette sériedevient une barrière plus ou moins franchissable et se déploie autour d’un diptyque central qui présente les postes frontières, l’organisation des zones de transit ainsi que leur sélectivité qui laisse en marge leclandestin.

2. Google Maps

A la suite de ce travail, ma recherche plastique a évolué et s’est orientée vers l’image-monde que nouspropose Google Earth : plateforme de voyage à moindre frais, dans un monde virtuel idéalisé. Cet outil de navigation s’inscrit dans une longue histoire de la cartographie, qui s’est déployée au fil des siècles tant comme objet de connaissance et d’apparat, que comme symbole de pouvoir et outil militaire.

Comme le précise Henri Desbois dans son livre Les mesures du territoire : aspects techniques, politiques et culturels des mutations de la carte topographique
« La science, la politique et la culture au sens large sont trois domaines dont les liens avec la cartographiesont particulièrement forts. […] C’est […] au cours des quatre ou cinq derniers siècles que non seulementse sont élaborées les méthodes cartographiques actuelles, mais c’est aussi au cours de cette période quela cartographie s’institutionnalise et devient une composante importante de la définition du territoire des Etats. Dans le même temps, les cartes se répandent dans la société, d’abord parmi les savants, puis, par les effets conjoints de l’instruction populaire et de la propagande au service de la construction des identités nationales, dans toutes les couches de la population. »

Ainsi la carte a servi à appuyer le pouvoir des Etats sur leur territoire, comme on peut l’observer notamment avec la cartographie coloniale et elle a connu durant la guerre froide une mutation technique majeurequi a engendré l’apparition des globes virtuels et notamment celui de Google. Dans les années 1950- 60, « l’avènement des satellites artificiels se fait dans un vide juridique, » et l’URSS comme les Etats-Unis développent leur utilisation de l’espace extra-atmosphérique à des fins d’espionnage et de cartographie des territoires ennemis. A propos des systèmes de navigation actuels Henri Desbois développe dans sonouvrage: « D’un point de vue technique, ces globes mobilisent une bonne partie des avancées des sciences géographiques issues de la Guerre Froide : imagerie spatiale, traitement automatique des données géographiques, référentiel géodésique globale, etc. »
Et il ajoute « […] Jusqu’au début des années 1970, l’imagerie spatiale d’une résolution exploitable pour la cartographie reste strictement cantonnée au domaine militaire. La diffusion de données issues des satellites militaires est extrêmement encadrée, et les images elle-même ne sont visibles que par un nombre très réduit de personnes. »

Ainsi la cartographie par satellite a pendant un demi-siècle été dépendante du pouvoir des Etats. Peu diffusée lorsqu’elle dépendait d’un usage militaire, elle a avec l’apparition d’entreprises privées pour l’édition et la diffusion de cartographie numérique, connu un nouvel essor. Cette libéralisation des données géographiques tend à annuler l’emprise des Etats-Nations sur la représentation de leur territoire. La carte aujourd’hui beaucoup moins centrée qu’auparavant sur les Etats, a revêtue une échelle mondiale et est devenue synonyme des mutations de l’organisation de l’espace mondial.
Si Google Maps tend aujourd’hui à enregistrer le monde entier en haute définition, il a eu tendance durant ses premières années d’existence à rejouer les rapports entre les blocs Est et Ouest de la guerre froide. En 2011, les prises de vues Street view s’étendaient dans différents pays occidentaux, et la qualité des images satellites présentaient de grandes disparités. La plateforme encore en 2013 semblait rejouer les conflits passés et numérisait alors seulement la partie occidentale paraissant établir une cartographie des alliés américains.

3. 407 camps

A partir de ces premières constatations, j’ai commencé à voyager à l’intérieur du système notammentà Calais, avec l’idée première d’effectuer des repérages à travers la ville. Les Street View de l’époque dataient de 2008, et une zone proche du port et de la frontière n’était alors sur la plateforme plus peupléede tentes et de clandestins, comme dans la réalité, mais de fourgons de police qui croisaient à plusieursreprises le chemin de la Google Car.
Un tel décalage entre la réalité et le double virtuel de Calais tendait alors pour moi à prouver la volonté dela ville de faire place nette et d’effacer une partie de la population qui peuple ses rues. De cette réflexion résulte le projet 407 camps, basé sur les données mises en ligne par Migreurop sur le site closethecamp.org

4. Closethecamps.org, récolte et traitement des données

Ici, le terme camps présent dans le nom du projet reprend la terminologie déterminée par Migreurop.S’il est usuellement utilisé pour dénommer des abris de fortunes, il sert à exprimer l’ensemble desstructures organisées et gérées par les Etats dans le but d’enfermer l’exilé et de l’exclure. Ainsi le termecamp regroupe selon les termes de Migreurop : »des lieux fermés entourés d’enceintes murales, debarbelés et de dispositifs de surveillance. […] Par camps fermés, nous entendons l’ensemble des lieux où la privatisation de libertés des personnes étrangères est totale. […] Si ces camps ont pour la plupart un caractère permanent, ils peuvent également être utilisés de façon temporaire, […] [Ces derniers] constituent une forme d’enfermement d’exception non moins problématique. »

Ce site propose donc une cartographie dynamique et interactive des camps d’enfermements à travers l’Europe et dans les pays environnants. Le recensement des différents lieux tend à montrer la disparitédes politiques des pays-acteurs de ce système, tant dans l’énumération de camps protéiformes que dans laprécision des informations relayées ou non par les Etats eux-mêmes. Ici se déploie donc un système global européen qui s’érige dans un flou fonctionnel. Seul point commun à tous ces lieux : ils sont dénommés par différents euphémismes qui voilent la réalité des conditions de vies. En France par exemple, le terme de centre de rétention administrative a été préféré à celui de détention. Comme le souligne Louise Tassin dans un texte sur le camp de rétention de Lampedusa (publié dans l’ouvrage Un monde de Camps) : Il existe « une tension intrinsèque à la rétention : sa fonction est administrative (maintenir les étrangers le temps que leur situation soit examinée), mais sa forme est pénale (le risque de fuite exige de priver de liberté). »

De plus l’apparition dans la liste de différents pays bordés par la Méditerranée montre l’externalisation du contrôle à l’intérieur des pays d’origines ou de transit. Cette politique d’élargissement de la zone de contrôle conduit au développement de lieu d’internement loin des regards et des normes européennes. Ainsi si closethecamps souhaite avant tout sur cette plateforme rendre accessible et communiquer les données d’enfermement à travers l’Europe une certaine opacité subsiste. Cette dernière est due notamment à toutes les contradictions que le système européen génère. Les données que j’ai pu collecter s’étalent sur les cinq dernières années et manque parfois de précision. Si le site nous propose pour certains pays comme l’Angleterre l’adresse, le type administratif du lieu, ou encore le nombre de places, dans d’autres pays les informations restent plus maigres voire inexistantes. C’est le cas notamment pour le Liban, où seul le point interactif placé sur la carte renseigne une position possible d’un lieu d’enfermement.

A partir de ces informations hétéroclites, j’ai réalisé 407 captures d’écran en respectant un protocole que j’ai établi. Toutes les prises de vues originales sont prises aux 100 mètres car cette échelle permet d’accéder aux détails des prises de vues satellites, elle est aussi la plus répandue et uniforme sur le système Google Maps. Chaque capture d’écran a ensuite été recadrée pour respecter un format 25x10cm, format qui correspond à celui d’un pan de carte Michelin plié. Les données ont été récupérées et traitées manuellement, le manque d’informations dans certains cas demandant des recherches et des comparaisons entre la cartographie de Migreurop et celle de Google Maps. Le système de localisation intégré à la plateforme a permis de générer à chaque lieu visé un couple de coordonnées ainsi que certaines adresses lorsqu’elles paraissaient cohérentes. Ces informations venant compléter celle mises à disposition sur closethecamp.org.

Toutes ces données ont été répertoriées et mises en forme dans l’Index qui accompagne la carte. Cet ouvrage répertorie les pays par ordre alphabétique, chacun d’entre eux sont introduits par une page qui renseigne le nombre de camps, le nombre de personnes enfermées, expulsées sur 1 an et la durée de séjour maximum sur le territoire. Dans chaque pays, les camps sont ensuite classés par nombres de place dans un ordre décroissant, du lieu le plus important au lieu dont les données n’ont pas été renseignées. L’index permet ainsi d’accéder aux informations utilisées pour la construction du territoire de 407 captures d’écran.

La construction de ce territoire ne s’est pas fait dans une logique scientifique ou géographique mais dans une logique esthétique. Adopter ce point de vue m’a permis de trier et de réorganiser les images en fonction de leur tonalité, afin de créer un territoire plausible dans lequel le regard du spectateur peut voyager et se perdre.

5. Espace extraterritoriaux et politique globale des camps

Dans ce projet, la reconstruction d’un territoire est donc priorisée face à la démonstration de l’existence de ces camps. S’ils sont la raison d’être de cette carte ils restent difficilement visibles et lisibles dans l’espace construit. Ici les camps s’effacent au profit d’une mise en avant des nombreuses infrastructures liées au voyage : zones maritimes, ports et aéroports, voies ferrées, autant de systèmes que l’Europe a mis en place pour faciliter le transit entre les pays. Cette visibilité des infrastructures face à l’impossibilité de discerner les camps retranscrit la politique européenne de communication sur la liberté des flux, prônée notamment avec le traité de Maastricht et l’accord de Schengen. En faisant face à cette cartographie, nous nous retrouvons face à des lieux qui facilitent et exploitent le flux tant matériel qu’humain, pour une économie d’échange prospère entre les pays. Si ces lieux accueillent sans cesse de nombreux mouvements d’import et d’export ils sont aussi construits pour contenir le flux d’immigré. La carte met donc en exergue une politique d’échange fructueuse sur laquelle les dirigeants européens communiquent sans cesse mais elle n’oublie pas d’évoquer les conditions d’enfermement sur lesquels une faible communication officielle existe.

Ainsi les camps sont présents dans cette cartographie de manière identique à leur existence dans le monde réel, puisque ces lieux s’intègrent et s’effacent dans le paysage. Les camps se fondent dans notre décor, et sont dans l’administration officielle comme dans le paysage urbain, des hors-lieux, loin de nous et inconnus de la population. Michel Agier dans son livre Un monde de camps développe d’ailleurs cette idée :

« […] on sait que les zones d’attente, voire les centres de rétention en Europe sont conçus comme des espaces extraterritoriaux, excroissance non identifiée des Etats-nations pour y contrôler et éventuellement interrompre les passages d’étrangers. »
Ainsi la cartographie représente et rapièce l’espace extraterritorial européen. Elle met en exergue une autre forme de zone frontière qui est morcelée, incluse dans nos espaces quotidiens et englobée dans nos territoires nationaux. Dans ces espaces, l’humain devient un sans-droit en attente de transit, et est traité comme un rebus de la société, parqué comme un « déchet » prêt à être évacué.

Ici le rapiècement et le rapprochement de cet espace dispersé à travers l’Europe rappelle aussi que malgré des politiques diverses, tous les Etats participent à une gestion globale des camps. Le territoire vise à démontrer que toutes les unités administratives si elles paraissent indépendantes puisque parsemées dans l’espace européen restent interconnectées et dépendantes les unes des autres. La carte reconstruit donc un espace imaginaire où se déploie la technologie de l’administration.

6. Format et place du spectateur

Cet espace imaginaire se reconstruit dans un format monumental, mesurant 1m50 par 6m60. Ces dimensions font écho à l’évolution esthétique de la cartographie dans l’imaginaire de nos sociétés. Ce développement est visible dans la « war room » du film Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Cette salle propose un archétype cinématographique de la carte militarisée et comme le souligne Henri Desbois : « […] Cette image tranche parce qu’elle dévoile de la cartographie de la Guerre froide : la guerre nucléaire comme raison ultime des principales mutations de la cartographie mondiale. La dimension symbolique de ces images est importante. La grande mappemonde murale est un rappel des cartes d’apparat des puissants. Les militaires des époques antérieures étaient plutôt penchés sur des cartes à grande échelle. Le passage à la mappemonde est révélateur du changement d’échelle de la guerre elle-même. Cette modification d’échelle s’accompagne d’une mutation de l’agencement physique du dispositif cartographique : ce n’est plus la table sur laquelle on se penche, mais une grande carte surplombant vers laquelle on lève les yeux. […] Le militaire ne domine plus la carte, il est dominé par elle, le technique et le matériel prennent le dessus sur l’humanité ».

Dans cette optique j’ai ainsi choisi d’accrocher au mur ce format, pour que le spectateur n’ait plus un regard surplombant sur un espace qu’il domine. Il se retrouve ainsi face à un territoire sur lequel il n’a aucune emprise. Cette construction cartographique, utilise donc des technologies apparentées à l’univers militaire mais dans un même temps elle renverse la tradition politique de la carte. En effet celle-ci avant Google, apparaît comme un objet politisé qui trie et exclut certaines réalités du territoire représenté. La volonté d’exhaustivité de Google permet donc ici d’inclure des espaces encore aujourd’hui dissimulés tel que les camps d’enfermements et d’esquisser la globalisation de cette administration.

Le territoire se déploie de gauche à droite dans un dégradé du gris-bleu de nos villes européennes vers le jaune blanc des zones désertiques. Par ce traitement esthétique, il s’agissait de reconstruire par le réarrangement des photographies un parcours visuel du spectateur, qui se superpose au parcours fictif du clandestin à travers l’espace de la carte. En effet cette variété topographique et géographique soulève l’errance des immigrés au sein du système ainsi que leur multiples arrêts dans les diverses structures qui jalonnent le territoire européen. Ainsi si j’ai voulu tendre vers une unicité formelle du paysage, la cartographie reste un territoire découpé et recousu tel un patchwork, et met en avant l’idée que chaque photographie agit comme une cellule enfermant davantage le clandestin.

Le système de cette cartographie est donc basé sur une volonté de ne pas démontrer l’existence du clandestin mais plutôt de dénoncer l’existence d’une structure globale dans laquelle le migrant est à voir comme un rebus de la société en transit permanent. Cette volonté fait écho à cette citation de Michel Agier qui développe dans le livre Un monde de camps :

« Il convient d’être vigilant face à ce qu’on peut appeler une « esthétique du camp », gigantesque, monstrueuse et compassionnelle, qui s’est développée subrepticement dans les médias, les documentaires et le photojournalisme. L’abondance de représentations visuelles masque étrangement la faiblesse des informations, des analyses et des débats politiques. »

Ainsi montrer le clandestin, sa figure, le singulariser ne servirait pas le propos puisque nous rentrerions dans le pathos si cher aux occidentaux bien-pensants. Il s’agit avant tout ici de dénoncer un système global dans lequel des humains sont privés de leur droit et de leur humanité. La vue satellite rappelle ici ces systèmes de surveillances militaires tout en permettant au spectateur de voir la réalité de l’enfermement d’un œil distancié. Le clandestin n’est plus rabaissé à une pauvre bête que l’on plaint, mais redevient un humain pris dans un engrenage administratif qui l’emmène et le fait errer à travers la carte.

En trente d’existence légale en Europe, le débat autour des camps s’est aujourd’hui déplacé. Les camps régis par différentes logiques tant humanitaire que sécuritaire sont admis comme des structures d’assistance et d’accueil, et ont été largement légitimé par les institutions dans l’opinion publique. Pour la plupart leur existence a été banalisée et le débat se concentre dorénavant sur les conditions de vies à l’intérieur de ces structures. Ainsi comme l’affirme Louise Tassin à propos du centre de rétention de Lampedusa : « Ce n’est plus la question de la légitimité ou non de l’existence du centre qui pose problème mais celle, plus consensuelle, des conditions dans lesquelles sont détenus les migrants ». Cette affirmation peut être élargie à l’intégralité du système européen, et la carte tente de questionner le spectateur sur l’existence de ces camps.

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