Philippe Bazin
Janvier 2016,
texte paru dans le livre Pour une photographie documentaire critique

407 camps

Il s’agit d’abord d’une immense carte, mais pas une carte dessinée, une carte faite d’un assemblage de photographies aériennes reprises d’Internet et cadrées dans un rapport 1 : 2. 407 photographies aériennes organisées selon les couleurs, ocres en partant de la droite (à l’est), traversant des verts au milieu pour finir à gauche (à l’ouest) par des gris-bleus. Les couleurs organisent une sorte de parcours de la droite vers la gauche sur cet immense assemblage de 150 x 660 cm. Un objet fragile sur le mur mais dans lequel le regard se plonge à l’infini.

Il s’agit aussi d’un livre, de petites dimensions (15 x 23 cm) mais très épais (476 pages), 407 camps, qui répertorie tous les lieux correspondant à chaque photographie, indexés pays par pays en ordre alphabétique. Cela se passe en Europe. Mahaut Lavoine présente ainsi le livre : « Les informations présentes dans cet ouvrage sont basées sur les données mises à disposition par l’association Migreurop sur le site closethecamp.org. Cet index répertorie les 407 camps qui ont permis la construction de la cartographie, il commente et intègre les informations nécessaires à l’appréhension des établissements destinés à l’enfermement des étrangers à travers l’Europe et les pays voisins. »
Il s’agit de plus d’une peinture de 140 x 320 cm, un paysage, pourtant abstrait et aux couleurs assez criardes, qui reprend les mêmes couleurs que celles de la carte, mais dont le parcours visuel se fait plutôt de bas en haut.
Il s’agit enfin d’un diptyque photographique de 2 x 80 x 100 cm qui montre l’entrée et la sortie du port des ferries de Calais, au même endroit ; on passe ou on ne passe pas.

Ainsi composée, l’oeuvre de Mahaut Lavoine devient compréhensible dans toute sa complexité et dans les questions qu’elle pose. Pourquoi ne voit-on pas les camps d’enfermement sur les photos aériennes ? Précisément, ce que l’on voit, ce sont des zones industrielles, commerciales, portuaires, comme le dit Mahaut Lavoine : « Chaque photographie documente les flux : routes, aéroport, port maritime, autant d’infrastructures destinées à communiquer et échanger avec d’autres pays ». Ainsi, si on ne voit pas précisément où se trouve chaque camp, c’est sans doute parce que les voir distinctement ne prouverait rien. Il suffit de rentrer les coordonnées GPS données dans le livre et d’aller voir concrètement sur place. Cela serait vraiment plus efficace, mais personne ne le fait.
Ainsi, ce qui montré, c’est la manière dont l’invisibilité de ces lieux est organisée à travers toute l’Europe, tout en nous montrant que ceux-ci sont à la porte de chez nous, dans des lieux de grande banalité que nous croisons tous les jours.
Ainsi, ce que montre cette oeuvre, c’est l’organisation du réseau de camps qui couvre toute l’Europe de Schengen, la manière dont les flux sont organisés en ce qui concerne les clandestins : « La carte met ainsi en évidence la politique d’échange mise en place notamment avec le traité de Maastricht et l’accord de Schengen. » Si l’on se rapporte au livre de Claire Rodier, Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires, on peut aussi déduire de la carte et du livre qu’ils montrent une organisation du travail au rabais, proche de l’esclavage, dont les clandestins sont les victimes.

Mais la carte nous met aussi du côté des clandestins, car elle nous montre, par son organisation des couleurs, le parcours fictif qu’ils ont à faire, de l’est et des pays de déserts, vers nos lieux gris de circulation à travers les champs et les forêts. Dans ces lieux, des noeuds en fait, le trafic des marchandises et des corps clandestins au travail bat à plein régime. L’artiste ne perd cependant pas de vue, par ce travail des couleurs aussi bien sur la carte que sur la peinture, toute la poétique qui s’attache à la circulation des migrants clandestins dans leur vie même. Au contraire, le diptyque de Calais, blanc et gris, montre au sol ce qu’on voyait du ciel, un seul point mais combien signifiant, la zone grise de l’accueil, des portiques, des caméras, des barrières, des projecteurs lumineux, une surveillance généralisée.

Chacun sait maintenant que cette zone grise nous enferme, mais les médias nous récitent à longueur de jours et de nuits les soubresauts de la zone de clandestinité aux abords du port de Calais. Nous sommes amenés à considérer leur monde et leur vie à l’aune d’un humanitarisme de mauvais aloi, aux forts relents de colonialisme. Mahaut Lavoine est beaucoup plus claire et directe en prenant ses distances avec l’information : « Chaque photographie agit comme une cellule dans un ensemble visant à dévoiler un territoire peu visible et dédié à l’enfermement des clandestins. »

C’est une zone qu’il ne faut pas appeler jungle, mais plutôt maquis puisque s’y trouvent là ceux qui aspirent pleinement à la citoyenneté bien qu’elle leur soit refusée. Fût-elle mortifère, c’est de cette poétique que les survivants peuvent tirer leur force de résistants. C’est de ces questionnements qu’elle ne saurait résoudre que naît la force du travail de Mahaut Lavoine.

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